À notre époque ou tout s’accélère comme jamais depuis 12 000 ans, et où certains attendent une sorte de messie ou rédempteur, au temps de Raspoutine, la Russie de Nicolas II attendait aussi un rédempteur. Comme la
fleur du Lotus sacré poussant sur les pourritures et fermentations au fond d’un étang, c’est dans l’obscurité des plus misérables isbas que demeurait l’Esprit du Christ, préservé grâce à la fameuse souffrance du peuple russe (le slave esclave), la base de toute la Sainte Russie.
Avant la venue de « Maître Philippe », la tsarine Alix (Alexandra) donna naissance à trois filles. Hélas ce n’était pas ce qu’il fallait : à savoir donner un héritier mâle comme futur Tsar. Aussi la tsarine écoutait attentivement la fameuse Militsa. Ainsi Alix commença t-elle à rechercher un homme de Dieu, capable par ses prières, de convaincre le Tout puissant de lui donner un fils. Même une icône supposée être miraculeuse suffisait à ouvrir les portes du palais. Ainsi vivait le couple impérial.
Au temps de Raspoutine comme au notre tout s’accélérait, par exemple la religion était déconsidéré : une religieuse prenant le train pouvait être insulté, et pouvait être traité de sataniste ; pour voyager elle devait revêtir un habit ordinaire. Les starets qui vivaient dans les grands monastères exprimaient le même chagrin de cette perte religieuse : l’homme russe ne vit plus que pour la chair et pour la chair... Tout comme notre époque si matérialiste... À la Révolution russe, ce peuple si mystique se retourna et brûla les lieux sacrés et les icônes.
Donc le prédécesseur de Raspoutine fut « Monsieur Philippe ». Militsa collectionnait toutes les rumeurs concernant les phénomènes surnaturels, et les miracles parisiens de Monsieur Philippe. Ce voyant qui prétendait communiquer avec les morts et vivre à la frontière entre deux mondes. On le fit donc venir en Russie. Le Grand-Duc Konstantin Konstantinovitch notait dans son journal : « Un homme d’une cinquantaine d’année, petit, aux cheveux et à la moustache noirs, avec un effroyable accent du Sud de la France. Il parlait de l’effondrement de la religion en France [la Révolution de 1789 était passé par là] et plus généralement en Occident... Quand nous nous sommes séparés, il a voulu me baiser la main, et j’ai eu bien du mal à la lui arracher ».
Maître Philippe ayant jaugé la ferveur de l’âme de la tsarine, il s’arrangea pour marier habilement magie et saintes écritures. Pour la tsarine il apparut d’emblée comme l’homme de Dieu envoyé pour venir en aide à la dynastie de droit divin. Maître Philippe sut satisfaire sa soif de surnaturel, il n’hésita à recourir à des tours de passe-passe dignes d’un prestidigitateur ainsi qu’à tout l’arsenal, largement éculé, utilisé par les grands aventuriers du XVIIIè siècle comme Casanova ou Cagliostro. Mais ce dont toute la presse se gaussait à Paris produisait à Saint-Pétersbourg un effet inoubliable.
La cour observait, moqueuse, le mage parisien, consciente qu’il n’était qu’un joujou de plus inventé par les deux femmes de la cour du Grand-Duc cousin de Nicolas II.
Un membre du Conseil d’État consigne dans son journal : « Militsa à présenté Philippe à l’Impératrice... il soigne toutes les maladies, y compris la syphilis... et ce Philippe lui a promis qu’elle aurait un garçon et non une fille ».
A la cour on s’inquiète et on ordonne une enquête sur le passé de Philippe à Paris, grâce au réseau russe parisien. Le rapport qui revient était affligeant, les Français traitaient Philippe de sombre aventurier. L’agent russe à Paris envoya un article satirique tiré d’une revue française, où il était racontée la séance publique d’hypnose à laquelle s’était livré Philippe.
Évidemment ce rapport n’a pas plus à la famille du Tsar, laquelle a démis immédiatement de ses fonctions l’auteur.
Bref, on cherche à tout prix à dévaloriser Maître Philippe, y compris à Paris ; il faut se remettre dans le contexte de l’époque...
Quand la tsarine tomba enceinte une nouvelle fois, elle eut encore une fille ! la quatrième. Quelle déception ! Mais « Notre ami » n’hésita pas à invoquer un manque de foi de la part de la tsarine. Et comme pour Raspoutine, la famille Romanov essaya de remplacer le mage par quelqu’un de plus respectable. Le Grand-Duc Nicolas Mikhaïlovitch eut l’idée de s’adresser à l’homme le plus célèbre de Russie à cette époque :
Léon Tolstoï.
En attendant, la chose que réussit à faire Maître Philippe fut d’ôter l’angoisse et la terreur permanente de la tsarine. Nicolas et Alix étaient heureux, et elle attendait à nouveau un enfant. Elle interdit que des médecins l’examine, seul Monsieur Philippe pouvait le faire. Ainsi il fut promu au titre de « Docteur en médecine ». Mais en août 1902 il s’avéra quelle n’était pas enceinte ! elle avait trop cru en Philippe.
La situation de Philipe devient délicate, mais le couple impérial lui garde sa confiance. Seulement la famille ne le voit pas comme ça et déclenche l’alerte. Philippe devient un sujet douloureux entre les Romanov, comme Raspoutine le serait plus tard.
Les simagrées de Philippe ont jeté l’opprobre sur le couple impérial, devenu la risée générale. Désormais toute la famille Romanov exige le départ de Philippe, comme elle exigerait celui de Raspoutine.
À propos de Saint-Pétersbourg la ville maudite : ce n’est qu’une ville mirage édifiée au milieu des marais sous la direction d’architectes français et italiens, avec ses avenues d’une rigueur et d’une précision détestables pour une âme russe. Centre de l’occidentalisme, Pétersbourg incarnait la fascination exercée par l’Europe sur la nouvelle aristocratie russe. Le symbole de l’identité nationale restait Moscou, antique capitale de la Moscovie et des premiers Romanov, ville aux innombrables églises et aux rues enchevêtrées si plaisantes à l’âme russe.
Philippe se défend à propos de la grossesse manquée, il lui explique que c’était à cause de son manque de foi. Dès qu’elle avait commencé à douter et qu’elle avait fait venir l’accoucheur, le miracle avait pris fin. Seule la foi absolue est capable de faire bouger des montagnes. Alix n’était pas prête. Aussi Philippe lui suggère de demander de l’aide à un Saint russe, le choix se porta sur Saint Sarov : le starets Séraphim, mort en 1833.
Comme Raspoutine Séraphim déambulait de village en village en compagnie de vierges (fiancées du Christ), ce qui donna naissance à des rumeurs et à une enquête. Parmi le réflexions spirituelles de Séraphim figurait le futur règne de Nicolas et d’Alexandra (Alix), il annonçait qu’il serait canonisé pendant ce règne.
Raspoutine se faisant poète :
« Grand, grand est le paysan aux yeux de Dieu ». Donc le moujik Raspoutine aimait ses Tsars et ne les abandonnerait jamais. Tout comme le Seigneur. Le peuple et le Tsar sans personne entre eux ! Donc l’Empereur et sa femme entendirent ce qu’ils voulaient entendre. Au terme de l’entrevu, le moujik Raspoutine voulu voir le petit garçon. Puis il se mit à parler de la maladie de l’enfant comme s’il était au courant depuis longtemps. Il leur proposa de soulager les souffrances de leur fils par la prière. Ainsi « Notre ami » prédit même que l’enfant, l’héritier, serait totalement guérit.
L’envoyé du peuple, l’homme de Dieu dont avait parlé le premier « Notre ami » était venu pour sauver l’héritier du trône et défendre ses Tsars.
Avec tout ça on décide de changer le nom de Raspoutine en Raspoutine Novykh (Raspoutine le Nouveau). Le Tsar ordonna même qu’on l’appela seulement Novykh. Mais les événements par la suite lui rendirent son nom d’origine. Si Maître Philippe était l’ancien « Notre ami », Raspoutine était le nouveau « Notre ami ». Ce à quoi ça ressemble bougrement au titre de cour de quelques Pharaons de je ne sais plus quelle dynastie ! Le titre « Notre ami » ou « ami » se déclinant en fonction d’un service envers Pharaon. Coutume de l’Égypte ancienne passée étrangement en Russie ! Par quel moyen ? On eut même un Champollion russe : Ivan Alexandrovitch Goulianov (1749-1841), égyptologue russe auteur
d’Essais archéologiques (1826) dans lesquels il réfute les travaux de Champollion, travaux soumis alors à une ample critique de la part du monde de chercheurs. Il fallut attendre la publication posthume en 1836, de la
Grammaire égyptienne de l’égyptologue français pour que l’autorité de celui-ci fût enfin reconnu. Dès les histoires démêlées avec Napoléon Bonaparte, les Russes sont devenus d’excellents égyptologues.
[Le portrait du haut représente l’écrivain russe
Ossip Senkovski, lointain héritier du génie de Savinien de Cyrano de Bergerac]
À suivre...
M. R.