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Hommage à Berthold
Bartosch à travers
un entretien avec Alexandre Alexeïeff et Claire Parker.
Propos recueillis par Hubert Arnault (Image
et Son la revue du cinéma,
n° 224, janvier 1969)
A.A. - C'est en novembre ou au début de décembre 1931,
qu'«Une
idée» était montré au Studio
Raspail.
En ce temps-là, Claire Parker et moi méditions sur la manière
de construire un écran d'épingles pour faire des films
qui mériteraient le titre d'animation de gravures, car j'étais
graveur. Je fus donc doublement frappé par le titre entrevu dans «La Semaine à Paris» «Gravures
animées
de Berthold Bartosch». Pourtant
ce n'est pas au Studio
Raspail que je vis ce film merveilleux qui m'intriguait
beaucoup, mais plus tard au Théâtre
Pigalle.
Dans le foyer de ce théâtre, (il venait d'être construit
et n'avait pas encore un an d'existence), j'ai rencontré un couple étonnant
: l'homme ressemblait à un casse-noisettes, taillé dans du buis,
sorti des Contes d'Hoffmann, et qui boitait comme Vulcain ; il était
accompagné par une jeune femme fluette, parmi les plus belles que j'ai
jamais vues. C'étaient Maria et Berthold
Bartosch. Ils venaient de Berlin
(j'ai appris cela beaucoup plus tard, lorsque nous devinmes amis).
Bartosch est né dans un village de Bohème. C'était un
Sudète, un Tchèque selon son passeport, mais il parlait l'Allemand,
sa langue maternelle. Il fit ses études à Vienne et débuta
dans l'animation de films de programme à Berlin avec Lotte
Reiniger qui, comme on se souvient, avait fait les «Aventures du Prince Ahmed» avec
Walter Ruthmann. (1)
Bartosch, fils de cordonnier, né en 1893, donc formé par l'idéalisme
libéral de l'Europe Centrale d'avant la première guerre, ne pouvait évidemment être
lui-même que libéral et socialiste.
C.P. - Bartosch a travaillé avec Hanzlik à Vienne, et Reiniger à Berlin,
dans les années 20. Il n'est jamais retourné en Allemagne après
sa venue en France, en 1929.
A.A. - Comment expliquer le nom de «Gravure animée» que
la critique parisienne attribua au film «Une idée». Ce fut
un malentendu. Le film avait été commandé à Berthold
Bartosch par l'éditeur Kurt Wolff...
Je crois important de dire que Kurt Wolff était celui qui découvrait
dans les années 20, Franz Kafka, un autre Tchèque, et qu'il fut
le premier à publier un texte de Kafka. (2)
Kurt Wolff avait eu l'idée de réaliser un film d'animation en
donnant vie aux illustrations gravées sur bois par Franz
Masereel pour
un livre de propagande socialiste, qui s'appelait «Une idée».
C.P. - C'était un livre sans texte, constitué uniquement de gravures.
A.A. - Parfaitement. Et Wolff pensait
que puisque le livre ressemblait à un
film, en faire un film serait très simple. Bartosch découvrit
alors que ce n'était pas du tout chose facile que d'animer des
gravures sur bois de caractère d'ailleurs assez massif, je veux
dire non fignolé. Pour animer ces gravures, il fallait s'y prendre
de la même manière que pour traduire la poésie en
une autre langue, c'est-à-dire recréer toute la chose.
Les gravures à la gouge de Masereel ne
pouvaient donner lieu qu'à de
l'animation assez rigide, alors que boiteux de naissance, marchant à peine,
Bartosch tenait à la légèreté des
mouvements, Il fallut donc que Bartosch fasse
plusieurs inventions. Il voulut toujours tout faire lui-même de
ses propres mains. En 1929, il trouva abri sous le toit du Vieux
Colombier, grâce au soutien de Jean
Tedesco. Il
construisit dans un réduit le plus petit studio d'animation que
le monde ait jamais vu. Nous ne sommes que quelques-uns à avoir
vu son établi multiplan. En avait-il déjà usé lors
de sa collaboration avec Lotte Reiniger pour «Prinz Ahmed» ?
Je l'ignore. Sur son établi, Bartosch disposait des cartons découpés,
des silhouettes, qui représentaient les personnages de Masereel,
mais ces silhouettes quelque peu rigides évoluaient dans une atmosphère
d'une souplesse et d'une poésie extraordinaires.
C.P. - Sur son lit de mort, Bartosch parlait encore du
film auquel il rêvait depuis plusieurs années. Il voyait
tout à fait
ce qu'il voulait faire, Il disait «Ce doit être très,
très simple. C'est très difficile d'être très
simple, mais il faut que ce soit très simple. Pendant mes années
de travail, j'ai appris beaucoup de choses». Puis, il souriait
doucement en disant «Le savon, c'est une chose extraordinaire,
avec le savon on peut tout faire».
A.A. - Justement, son film «L'idée» a été fait
sur verres aux lavis noirs et avec du savon. Des petites ampoules de
30 Watts éclairaient l'établi de Bartosch, et la lumière
s'irisait dans le savon, en donnant des effets merveilleux. La faiblesse
de son éclairage l'obligeait à de très longues expositions
qu'il réalisait grâce à la caméra actionnée
avec une pompe à bicyclette. Il fallait voir avec quelle fierté il
tirait la ficelle qui faisait penser â une chasse d'eau. Puis on
entendait se déclencher le mouvement du poids qui descendait lentement,
pesant sur le piston de la pompe et faisait tourner l'obturateur de la
caméra durant plusieurs minutes de suite. Les animateurs seront
intéressés d'apprendre que Bartosch faisait beaucoup de
surimpressions, car il procédait comme les peintres. travaillant
par couches successives. Il n'a jamais été aidé par
personne, pas même par sa femme. Mais c'était sa femme qui
le faisait manger. C.P. - On n'imagine guère combien son atelier de
prises de vues était
petit 1,50 m sur 1,75 m. Tout l'espace était rempli par les plans
de verre qui étaient couchés dans une sorte d'établi.
Bartosch se tenait sur une échelle
pour tirer la ficelle de la pompe à bicyclette. Nous avons appris
par la suite que ce n'était
pas une pompe à bicyclette ordinaire. Lorsque nous avions voulu
faire la même chose nous-mêmes, beaucoup plus tard, pour
un film de pendules composés «notre» pompe se montra
très irrégulière. On demanda à Barlosch des
conseils. Il nous dit qu'il avait fait faire une pompe spéciale,
qu'elle était très bien calibrée et qu'elle lui
donnait une exposition très régulière de 48 ou 50".
A.A. - «Une Idée» qui
dure une demi-heure environ, a demandé 3 ans de travail à Bartosch.
Comme beaucoup d'infirmes, Bartosch était incité, par sa faiblesse
même, à entreprendre des travaux titanesques. Il faut dire que
le courage des entreprises de Bartosch avait fini par dépasser la mesure
humaine.
Thorold Dickenson, un Anglais pas comme les autres, assistant de metteur en
scène et qui était loin de rouler sur l'or, mais qui l'admirait,
proposa à Bartosch de lui commanditer un nouveau film qu'il financerait
en lui versant une partie de son salaire mensuel. Ainsi, Bartosch commença
un film qui, bien entendu, devait être encore plus grand et encore plus
important qu'«Une idée». Un jour, je demandais à Bartosch (en Allemand, car il ne parlait pas du tout français), comment allait
son film sur le Cosmos ? II me répondit «Ça va, ça
va». «Peut-on voir quelque chose ?» - «On ne peut encore
rien voir, ce n'est pas développé, sais-tu».
- «Mais combien as-tu déjà tourné ? - Environ 600
m - «Et tu n'as pas encore développé ? - «Non, je
développerai plus tard».
Plus tard, le rencontrant je lui demandais :
«Comment va ton film ?» - Ça va, me répondit-il».
- «Combien as-tu tourné ?» - «Environ 900 m sais-tu».
- «Tu les as développés ?» - «Non» - «Tu
n'es pas curieux de voir ?» - «Non, je ne suis pas curieux. Je sais
ce que j'ai fait» - «Tu fais de la surimpression ?» - «Oui... » -
Combien ?» - «Jusqu'à 18, sais-tu».
Lorsque je dus quitter Paris, en 1940, Bartosch était pour moi comme
déjà mort.
L'occupation du pays Sudète faisait de Bartosch un Allemand. Les nazis
n'ignoraient pas que Bartosch avait refusé leur passeport, qu'il avait
travaillé pour des films de Masaryk à l'époque viennoise,
et puis qu'il avait fait des micro-films de propagande anti-nazie destinés à l'usage
des Allemands du temps d'Hitler. Boiteux, comme il était, ne sachant
pas parler Français, il était trop particulier pour ne pas être
aussitôt repéré, et vulnérable.
Quand je le revis en 1947, boulevard Saint-Germain et que je le saluais en
Allemand, avec mon accent russe, il me répondit avec le meilleur accent
berlinois «Maintenangue,
chez n'est parlais plus allez manne : che parlais français».
Je lui demandais : «Comment va ton film sur le Cosmos ?» - «Quand
on est venu me chercher, on ne m'a pas trouvé, mais on a trouvé mon
film et on l'a détruit».
Il envisageait de réaliser un troisième film, un film plus grandiose
encore que celui sur le «Cosmos». Et pendant les 25 dernières
années de sa vie, il se mit à projeter, tous les détails
de ce film nouveau dont il a emporté le secret dans la tombe le 13 novembre
dernier.
C.P. - Je ne pense pas qu'il ait commencé le tournage.
A.A. - Il est difficile de le savoir. Il m'avait montré des croquis
faits au pastel. Il faut remarquer ici que Bartosch avait fait partie
des peintres allemands, groupés autour de Bauhaus et qui avaient
conçu l'idée de films d'animation dont l'intérêt
serait dans la forme mobile et non dans l'anecdote ou la caricature...
Or, parmi les amis parisiens qui entouraient Bartosch, il faut compter
Jean Tedesco, Jean Renoir et le célèbre critique de peinture Wilhelm
Uhde qui s'intéressaient aux films et aux images de Bartosch ; mais
n'étant pas critique de peinture moi-même, je ne saurais que dire
des nombreux croquis au pastel que Bartosch nous montrait. Ces croquis étaient
destinés à préciser la démarche de ses conceptions.
Le coup de la destruction du deuxième film de Bartosch a été trop
dur - même pour sa volonté de fer. Il ne s'en est jamais plaint,
mais je pense que le restant de sa vie, il a espéré refaire sa
vie d'artiste que la guerre avait brisée.
Bartosch aurait pu vivre confortablement en faisant des films de publicité,
mais l'animation était pour lui un religion qui ne souffrait pas de
compromis. Une religion que Bartosch payait
bien pour son culte. Chaque pas que faisait Bartosch en
marchant le faisait souffrir comme la Sirène d'Andersen. Il vivait
avec sa belle Maria dans une extrême pauvreté. Une pauvreté dont
il s'accommodait d'ailleurs très volontiers. II fallait entendre Bartosch raconter comment il faisait la soupe de pois cassés, le samedi pour
le dimanche avec l'os du jambon qu'il achetait chez le charcutier pour pas
cher. Il assurait qu'aucune soupe au monde n'était meilleure que celle
qu'il savait faire avec l'os du jambon, et je le crois.
Comme le veut la théorie de compensation qui fait qu'il soit naturel
que Le Greco ait été astigmate et Beethoven enclin à la
surdité, Bartosch qui avait tant de mal à bouger, avait choisi
l'animation et personne n'a jamais égalé la légèreté de
démarche de certains de ses personnages. Son intransigeance, son incorruptibilité,
sa dignité d'artiste ne seront probablement jamais égalées,
car la pauvreté de Bartosch, au lieu d'être un handicap a été un
stimulant pour sa ferveur. Heureusement pour l'animation d'aujourd'hui, les
animateurs savent (les animateurs artistes, qui font leurs films eux-mêmes
; je ne parle pas pour les animateurs qui font équipe), que l'animation,
aujourd'hui, ne paie pas. Cela est bien triste, d'un côté, mais,
d'un autre, nous, animateurs, devons reconnaître avec une certaine fierté que
notre chemin est dur comme il l'avait été pour les peintres de
l'École de Paris, de l'époque héroïque où l'on
ne savait pas encore comment vendre les tableaux. Le jour où l'on saura
comment vendre l'animation, des hommes seront attirés vers l'animation
plus souvent par le gain que par le culte de l'Art. -
Il est bon qu'un artiste comme John Whitney, en Californie, fasse des expériences
avec des pendules composés bien qu'aucun marché n'en ait manifesté le
besoin.
Nous avons été quelques-uns parmi les camarades de Bartosch à lui
faire confier quelques travaux de publicité. Cela s'est révélé très
difficile. Il y a des caractères qui n'acceptent pas de se plier.
Peu de monde a vu «L'idée», les copies de ce film étaient
quasi introuvables en France depuis la seconde guerre. Heureusement pour les
animateurs et les amis de l'Animation, la Cinémathèque Française en a retrouvé une copie il n'y a pas longtemps. Nous espérons
donc avoir l'occasion de revoir ce chef-d'œuvre en France, dans les salles
du Musée du Cinéma, comme on a pu voir ce film depuis 35 ans à Londres
et à New York.
Les travaux de Bartosch m'ont beaucoup influencé. Lorsque je vis les
mots «Gravure animée» dans «La Semaine à Paris»,
je me dis «Comment, toi, que la pauvreté a obligé à inventer
tant de techniques de gravure, comment se fait-il que tu n'aies pas été fichu
de trouver comment l'animer ?». Stimulé par le sentiment de rivalité,
je m'affermissais dans l'intention de tenter l'illustration de la musique après
avoir illustré des textes. Je dois dire aussi qu'entre le souci, particulier à Bartosch (celui de l'atmosphère, des brumes éclairées), et le mien,
il y a certainement une parenté de famille ; moins une parenté de
tempérament slave qu'une parenté de paysage hivernal et vague,
de paysage de neige, de brume, caractéristiques du Nord. Tous deux nous
aimions la lumière d'une même façon. Enfin, Bartosch a
montré que l'Animation pouvait être POÉTIQUE, et c'est
là, le crois, où son influence fut unique. Avant lui, Eggelinck et Fischinger firent de l'animation non figurative, mais ils se bornèrent
aux effets esthétiques. Richter a peint des panneaux semblables aux
bandes dessinées, inspirés du cubisme. Reiniger a fait de charmantes
silhouettes animées, bien figuratives mais peu humaines : du pur divertissement
et de bon goût. Seul Bartosch n'a pas craint de faire crédit à l'Animation,
ne lui assignant aucune limitation, y déversant ses larmes et lui ouvrant
son cœur et lui confiant son espoir d'un avenir meilleur qu'il n'a pas
vu.
Si j'étais critique, j'attirerais l'attention sur l'importance des paysages
urbains dans le film «Une Idée», et je comparerais Bartosch à cet
autre peintre des prisons : Piranese. Mais le crois que l'exemple moral de
Bartosch l'emporte sur tout le reste.
C.P. - J'ai connu Bartosch comme les femmes connaissent
les amis de leur mari, en observant un peu de côté, mais
en n'entrant pas directement dans la conversation. De cet homme se dégageait
une extraordinaire chaleur humaine [je confirme, Note de l'auteur du
site], une passion continue. Il y avait en lui quelque chose d'essentiellement
campagnard, ou en tout cas villageois. A mon sens, il s'accordait mal à la
ville. Quand on était chez lui, sous le toit du Vieux
Colombier,
j'avais toujours l'impression d'être quelque part dans une tour
de moulin à vent, ou dans un clocher d'église de campagne.
C'était son univers, qu'il transportait partout où il allait.
Pendant la guerre, ils vécurent dans une ferme. Maria
Bartosch me fit
comprendre que pour elle, ces années étaient les plus heureuses
de sa vie, et je crois que c'était probablement vrai pour Bartosch aussi.
On s'est souvent demandé pourquoi ? Ils semblaient pourtant avoir eu
tout contre eux. Il était difficile d'être plus vulnérable,
de vivre encore plus inconfortablement que chez eux. Bartosch ne pouvait pas
travailler, ils dépendaient d'inconnus ; eh ! bien, non !
Ils avaient rencontré la générosité dont le Français
est capable, lorsqu'il sent le besoin d'autrui. Et ils se sont fait de véritables
amis de leurs paysans qui les ont choyés ; ils ont travaillé dans
les champs, ils ont appris le français. Sans Maria,
Bartosch n'aurait
pas pu exercer son art, faire «l'idée» n'aurait pu vivre.
Cette femme, belle, à la volonté de fer comme son mari, a travaillé toute
sa vie pour lui, non seulement pour le soigner et le nourrir, tenir sa maison,
mais a travaillé en dehors de la maison pour avoir de quoi vivre. A.A. - Cette vie a été grise en apparence,
car dans le fond de leurs songes, ils ont vécu, j'en suis certain,
une des vies les plus fantastiques que quiconque ait jamais vécu
sur cette terre. Je dis dans leurs songes, car la part des songes dans
une vie humaine est importante. |