panthère

Notes sur le Taoïsme.

La religion antique ne s'était occupée que de groupes sociaux. En un temps où le monde chinois était divisé en plusieurs centaines de seigneuries, elle avait été l'ensemble des cultes de la seigneurie, de même que la religion grecque et la religion romaine furent l'ensemble des cultes de la cité. Cette vieille religion s'effondra avec la société seigneuriale. Contre elle, le Taoïsme fut la tentative chinoise de créer une religion personnelle. Il joua dans le monde extrême-oriental un rôle analogue à celui de l'Orphisme et des Mystères dans le monde hellénique, pour finir comme eux (mais moins complètement) par céder la place à une religion d'origine étrangère, le Bouddhisme, qui à son tour joua pendant un temps en Chine le rôle du Christianisme dans le monde méditerranéen, mais sans réussir à y triompher. (1)
Les longs efforts du sentiment religieux personnel pour s'exprimer, dans la Chine des environs de l'ère chrétienne, furent bien souvent semblables à ceux de l'Occident vers le même temps. Les problèmes qui se posaient il y a deux mille ans dans le monde méditerranéen se posèrent presque pareils et presque à la même époque sur les bords du Fleuve Jaune, et, si les solutions qui leur furent données ne furent pas les mêmes, elles eurent du moins des points analogues, et leur développement suivit souvent des lignes parallèles.

... Le Taoïsme se développa avec un succès prodigieux dans l'Empire des Han et atteignit son apogée sous les Six Dynasties, quand le monde chinois était en ébullition politique et religieuse. Au VIIè siècle, la paix des Tang lui fut fatale, en ramenant l'ordre confucéen dans les esprits comme dans l'administration ; la concurrence du Bouddhisme l'usa également. Il perdit peu à peu son emprise sur les masses populaires, pour se réduire à n'être qu'une religion de moines et un culte de sorciers ; et, malgré l'éclat que lui valut la renommée de quelques grands religieux des siècles suivants, il commença dès lors la longue décadence qui devait l'amener à son état moribond d'aujourd'hui.

Le Taoïsme est une religion de salut qui se propose de conduire les fidèles à la Vie Éternelle. Ce salut est conçu non pas comme une immortalité spirituelle après la mort, mais comme une immortalité matérielle du corps.

Les Taoïstes croyaient, comme l'ont toujours fait les Chinois, que le monde se gouverne tout seul, et qu'il n'y a aucun besoin que les dieux s'en mêlent. Ainsi les dieux, les saints, les grands Immortels qui auraient le pouvoir de gouverner le monde, le laissent-ils aller en se gardant bien d'en déranger le mécanisme. Du plus grand au plus petit ils sont tous des instructeurs ; et ce qu'ils enseignent, ce sont les procédés du SALUT. Tels sont les dieux taoïstes, et tel est leur rôle dans le monde.

Dans le monde gréco-romain, on prit tôt l'habitude d'opposer Esprit et Matière, ce qui, dans les conceptions religieuses, se traduit par l'opposition d'une âme spirituelle unique au corps matériel. Pour les Chinois, qui n'ont jamais séparé Esprit et Matière, mais pour qui le monde est un continu qui passe sans interruption du vide aux choses matérielles, l'âme n'a pas pris ce rôle de contrepartie invisible et spirituelle du corps visible et matériel.

... Au contraire, le corps est unique, il leur sert d'habitat (aux âmes) à toutes ainsi qu'à d'autres esprits. Aussi est-ce seulement dans un corps que l'on conçut la possibilité d'obtenir une immortalité continuant la personnalité du vivant et non divisée en plusieurs personnalités dont chacune, fragment de celle du vivant, vit d'une existence séparée. Ce corps nécessaire, les Taoïstes auraient pu croire qu'il serait un corps nouveau créé dans l'autre monde. Ils acceptèrent cette idée pour la délivrance des morts, imaginants dans l'autre monde une fonte des âmes par laquelle le mort recevait un corps immortel si les vivants intervenaient en sa faveur par des prières et des cérémonies appropriées ; mais ils ne la généralisèrent pas. C'est la conservation du corps vivant qui resta toujours le moyen normal d'acquérir l'immortalité ; c'est lui, ce corps mortel, qu'il s'agit de prolonger, ou plutôt de remplacer au cours de la vie par un corps immortel en faisant naître et en développant en soi-même des organes immortels, peau, os, etc., qui se substituent peu à peu aux organes mortels. L'Adepte arrivé à ce point ne meurt pas et "monte au ciel en plein jour". (2)

Le corps humain (microcosme) est en correspondance avec le corps du ciel et de la terre (macrocosme). Ce macrocosme est lui aussi peuplé de divinités. La vie y pénètre avec le SOUFFLE : ce Souffle, descendant dans le ventre par la respiration, s'y unit à l'Essence enfermée dans le Champ de Cinabre inférieur, et leur union produit l'Esprit, qui est le principe recteur de l'homme, le fait agir bien ou mal, lui donne sa personnalité. (Penser au Ba de l'Égypte).

Gros problème : comme plus haut il est question de SOUFFLE, et donc d'exercices consistants à retenir son Souffle, il semble difficile qu'avec l'âge, il soit inutile de s'adonner à ces pratiques passé 70 ans : nul homme qui se met à 70 ans à la poursuite de l'immortalité ne peut l'atteindre. Si le destin est de mourir prématurément, il est bien difficile d'y échapper ; à moins d'avoir fait des progrès pour que le Directeur du Destin raye le nom du Livre de Mort pour le porter sur le Livre de Vie. Il existe deux registres où sont inscrits à leur naissance les noms de tous les hommes : l'un, le plus volumineux, est celui des hommes du commun, et des infidèles, c'est le Livre de Mort ; le dieu avec ses scribes y inscrivent le nom, le sexe et le temps de vie alloué à chaque enfant à sa naissance. L'autre, le petit, est celui des futurs Immortels, c'est le Livre de Vie ; et, dès ce moment, ils sont sûrs d'atteindre tôt ou tard l'Immortalité, à moins de commettre quelque faute grave qui ferait rayer leur nom sur le Livre de Vie et le ferait retomber, définitivement cette fois, au Livre de Mort. Comptabilité bien tenue indique que nul ne peut échapper à la mort et devenir un Immortel par surprise.
Exercices et diététiques ne suffisent pas pour avoir l'accès à l'Immortalité, car ce ne sont que des choses de l'hygiène. Il faut avoir avancé dans la vie religieuse, en particulier avoir fait des progrès dans la méditation et la contemplation. Autre aspect du Taoïsme et non moins important.

Pour terminer ces notes, ne jamais oublier : beaucoup connaître est pernicieux !

(1) Rappel : pour le Bouddha et comme toute la pensée indienne, l'existence humaine était voué à la souffrance par le fait même quelle se déroulait dans le temps.
Les doctrines du Taoïsme et du Bouddhisme sont presque opposées sur tous les points fondamentaux. Les Taoïstes recherchaient la survie de la personnalité humaine ; le Bouddhisme niait l'existence même de la personnalité : pour les Bouddhistes, il n'y a pas de Moi. Les Taoïstes prétendaient prolonger indéfiniment le corps et le rendre immortel ; pour les Bouddhistes le corps, comme toutes les choses composées, est essentiellement impermanent ; bien plus, il n'a qu'une existence nominale, de "désignation" comme ils disent, et seuls ont une existence réelle les éléments simples qui le composent. Rien n'étant pareil d'un Instant à l'autre, il n'y a pas de Moi. Il n'y a qu'une série d'éléments nouveaux ou s'actualisants et qui apparaîtront comme un Moi nouveau, n'ayant pas plus d'existence autonome que le premier.

(2) À propos de MYSTÈRE ou d'ALCHIMIE tout simplement : N'entre pas en relation avec les dieux qui veut. Bien que les dieux soient en nous, à l'intérieur de notre corps, il n'est pas possible de les atteindre, s'ils ne consentent à se laisser approcher. La simple connaissance des procédés n'y suffit pas ; il faut encore qu'ils le veuillent bien. (Dieu vient à l'homme et non l'inverse : problème de miroir ou de focale !).

 

[D'après : Le Taoïsme et les religions chinoises, de Henri Maspero ; chapitre : le Taoïsme dans les croyances religieuses.]